je n’ai jamais vu autant de SDF que cette année. Sans Domicile Fixe ? Quel euphémisme ! SDTC : Sans domicile tout court ! ALR : A la rue ! SE : Sans espoirs ! LPC : laissés-pour-compte! AAEM : abandonnés à eux-mêmes! PDDH : privés de dignité humaine ! Quand nous les rencontrions, quand ils se trouvaient sur notre chemin, je me sentais contrainte, comme beaucoup d’ailleurs, de faire semblant de ne pas les voir, de détourner mon regard. J’avais honte et mauvaise conscience. Ils étaient trop nombreux. Que pouvais-je faire pour corriger cet état de fait ?
A Paris, puisque c’est de Paris qu’il s’agit, il y aurait au moins cent mille personnes à la rue, peut-être même deux cent mille annoncent ceux qui passent leurs nuits avec eux, dans les rues, convaincus que la goutte d’humanité qu’ils apportent finira par former un océan. Mais qui prend la peine de les compter ? Et ici, il ne s'agit ni de drogués ni d'émigrés, mais de Français entre deux âges. Pour la société capitaliste, ces gens-là n’existent que quand ils déparent le paysage, les quartiers riches ou indisposent les touristes. Le temps des clochards avec leurs litrons de rouge sous les ponts de la Seine auxquels nous les nantis, nous trouvions une note de romantisme, un caractère particulier, une touche de pittoresque, est bien fini. En fait, les ponts ne suffisent plus. Il y en a tant ailleurs...
Ceux qui viennent jouer d’un instrument dans les rames du métro avec leur chariot-sono et leur verre en plastique pour la monnaie, mais qui indisposent les gens par leur vacarme, ont-ils encore un domicile, une famille, un repli ? Ceux qui chantent ou jouent d’un instrument dans l’antre des couloirs interminables, dont on perçoit les voix et la musique à des centaines de mètres, à quel point en sont-ils ? J’ai eu l’occasion d’entendre une femme soprano extraordinaire. A vous faire venir les larmes au yeux, sous ces voûtes. Il y avait aussi un liseur d’histoires : mais qui donc a encore le temps de s’arrêter et d’écouter ? Et que de grands discours avinés et chancelants, désespérés et indifférents ! Beaucoup restaient là, assis, un vieux sac à côté d’eux, hébétés ou la tête dans les mains. D’autres, affaissés sur un siège dormaient carrément. Dès que le soir venait, beaucoup s’installaient, comme chez eux, déroulant leur sac de couchage sur les soubassements, la tête derrière un siège. Pour se protéger de quoi ? De la lumière ? Le bruit fracassant n’est-il plus qu’un bruit de fond?
Idem dans la rue. Notre quartier, près de la Bastille, avait ses nombreux habitués, ponctuels, qui tous les soirs se regroupaient à deux ou trois, toujours devant les mêmes boutiques, (en face des bouches d’air chaud qu’ils se réservent en hiver?), étalant leurs avoirs et leurs alcools. Au petit matin, alors que les gens partaient travailler, allaient acheter leurs croissants ou leur baguette de pain frais, ils étaient encore là, pas dérangés le moins du monde par la nettoyeuse qui arrosait les trottoirs à grande eau. Ils acceptaient avec sympathie une cigarette, d’autant plus si on en fumait une avec eux, un repas, quelques bières.
Les femmes étaient moins nombreuses (ou moins visibles ?). Elles déambulaient sans fin, leur garde-robe sur elles, et soit elles poussaient un caddy comble des marchandises les plus étranges, mais surtout de cartons et de sacs en plastique, soit elles tiraient derrière elles des petites charrettes, celles des ménagères qui vont faire leurs courses, discrètement. Une fin d’après-midi, nous avons été sollicités par deux femmes bien différentes. La première, énorme de la graisse des anémiques, les cheveux de paille, insultant avec un accent à la Arletty les CRS qui lui imposaient de déloger, car elle, elle savait bien qu’il y avait des c... sur la terre, mais à ce point-là... L’autre était toute frêle, digne, un manteau gris sur elle en cette saison clémente. Comme nous, elle remontait l’avenue de Matignon et ses galeries, déserte en ce début de soirée. Quand elle nous a arrêtés avec un ton si distingué, je n’aurais jamais cru que c’était pour nous demander une aide. Et c’est moi qui ai rougi, gênée. Et si un jour je me retrouvais à sa place ? Ça doit être tellement dur de devoir s'habituer à demander la charité.
Une amie m’a dit : "A Paris, c’est tellement facile de finir dans la rue si on perd son emploi et qu'on n’a aucune famille qui puisse vous aider." J’ai tout à coup envie de me demander à quel niveau de dégradation se trouve une civilisation soit disant évoluée mais qui tolère cela, et quel est le degré de négligence et d’indifférence d’un gouvernement qui ne s’occupe que des mieux nantis ? Les réductions de personnel, les délocalisations à outrance, les CDD de deux mois qui ne vous donnent accès à aucun logement, les aides sociales qui ne sont qu’apparat et même bien souvent magouilles, la réforme des retraites, les grignotages sur RMI et RMA, la mauvaise foi et les taux usuraires des banques ne contribuent-ils pas, tous ensemble, à jeter les gens à la rue ? Faudra-t-il donc attendre une ondée de froid exceptionnel, avec une hécatombe comme l’été dernier lors de la canicule, pour s’apercevoir, officiellement, l’air surpris et faussement contrit, se rejetant la faute d’un ministère à l’autre et accusant les familles, versant même à l’occasion, aux funérailles de ces inconnus, quelques larmes de crocodile sur les belles phrases d’un discours émouvant, pour que finalement on prenne note de ce qui crève les yeux ?